RASSEMBLER ET UNIR
Unir et rassembler, c’est la devise du tout. Rien n’échappe au tout, immense troupeau céleste, gardé par les chiens de la nécessité et par le berger de la loi dans les pâturages sans fin de l’espace et du temps.
Il y a, à travers le tout, comme une contagion de l’union et du rassemblement. Il y a, de l’univers à l’atome, une cascade de touts subalternes et successifs. Notre Galaxie est un tout.
Notre système solaire est un tout. La Terre est un tout. Chacun de nos corps est un tout. Une molécule est un tout. Et l’atome est un tout, minuscule jusqu’à l’infime. Chacun de ces touts est immense ou très petit selon l’angle d’approche, selon l’échelle adoptée, selon l’image qu’on s’en fait. Chacun est relatif. Chacun est lié, au-dessus de lui ou au-dessous, à un autre tout qui l’englobe ou qui en est une fraction.
Rien de surprenant à voir l’homme chercher sans cesse à unir et à rassembler. Il s’efforce, lui aussi, à sa modeste échelle, de reconstituer un tout à sa mesure et aussi vaste que possible.
L’histoire universelle est l’histoire d’ensembles successifs qui tendent vers l’unité : c’est une histoire de familles – sur le modèle d’Adam et Eve, de Caïn, d’Abel, ou de Noé plus tard, de castes, comme en Inde, de tribus – les douze tribus d’Israël ou les tribus indiennes d’Amérique –, de peuples – les Goths, les Wisigoths, les Ostrogoths, les Hérules ou les Vandales, les Avars ou les Huns –, de nations, de royaumes et d’empires.
Dès le IVe millénaire, autour de Kish, autour d’Ourouk, autour d’Akkad, autour de Lagash, les Sumériens essaient, par le fer et le feu, par la mort, par la souffrance, par les tortures, par l’esclavage, par les veuves et les orphelins, les voies du Seigneur nous sont impénétrables, de constituer un ensemble. Et puis ce sera le tour des pharaons égyptiens, avec leur Ancien Empire à Memphis, leur Moyen Empire à Thèbes, et leur Nouvel Empire à l’ombre des deux géants, Thoutmès III et Ramsès II, avec les splendeurs de Karnak et de Louxor. Le tour aussi des Amorrites, à Mari, à Larsa, à Assur, à Babylone avec Hammourabi et son code. Le tour des Kassites et des Hittites autour d’Hattousas, aujourd’hui Bogazkale, le tour des Assyriens avec Sargon, Sennachérib et Assurbanipal, des Néo-Babyloniens, appelés aussi Chaldéens, avec Nabuchodonosor, qui détruit Jérusalem, des Perses et des Mèdes, avec Cyrus et Darius. Le tour enfin de tous les autres : les Étrusques en Italie, les Minoens en Crète, les Phéniciens qui inventent l’alphabet, l’hégémonie athénienne, Alexandre le Grand, Jules César et Auguste. Et Ts’in Che Houang-ti, premier empereur de la Chine.
L’empire, qui rassemble alors que le royaume sépare, est un thème constant, encore que tardif, de l’histoire universelle. Chacun recrée à son profit un tout plus ou moins vaste et plus ou moins durable. L’Empire romain sera le modèle de cette universalité qui vise et constitue l’ensemble du monde connu. Et, plus tard, l’Empire byzantin, le Saint Empire romain de nationalité germanique, les Mongols avec Gengis Khàn et avec Tamerlan, l’empire des Aztèques ou des Incas, l’empire de Charles Quint sur lequel le soleil ne se couche jamais, l’empire en Inde des Grands Moghols avec Akbar et Aurangzeb, l’Empire ottoman qui menace jusqu’aux faubourgs de Vienne, l’Empire austro-hongrois, la vocation universelle de la Révolution française, relayée et niée à la fois par Napoléon Bonaparte et son Premier Empire, l’Empire britannique avec sa flotte sur toutes les mers, les toasts au roi ou à la reine à la fin des banquets et la cavalerie de Saint Georges, le IIe Reich avec Bismarck et le IIIe avec Hitler, l’Union soviétique de Staline appuyée sur la machine du communisme international, et les États-Unis d’Amérique appuyés sur le dollar, sur le hamburger, sur le Coca-Cola, sur Walt Disney, sur l’american way of life, sur le jazz et le rock « n » roll et sur quelque chose d’universel et d’informe qui ressemble de loin à la langue de Shakespeare.
Une mention spéciale doit être faite de trois peuples qui se sont voulus délibérément, comme presque tous les peuples, et qui ont été en effet, ce qui est plus rare, à un titre ou à un autre, au centre de l’univers et du tout : les Chinois, qui inventent le thé, la soie, le papier, la porcelaine pour imiter le jade, la poudre, la boussole, qui construisent la Grande Muraille, le monument le plus gigantesque de la planète entière, qui donnent à leur tout le nom éloquent d’empire du Milieu et qui finissent par représenter un être humain sur quatre ; les Grecs, fondateurs d’un empire maritime et culturel, qui inventent la géométrie, la mathématique, la philosophie, la tragédie, l’histoire, la démocratie, la loi civile et tout le reste et qui, héritiers des Égyptiens, sont à la source de ce que nous sommes ; les Juifs, qui ne constituent pas un empire, mais qui font beaucoup plus et beaucoup mieux en inventant le plus formidable de tous les ressorts de l’unité du tout : un Dieu unique, caché et tout-puissant, dont le nom secret et au-delà de notre tout ne peut même pas être prononcé.
L’Union européenne est, après le marxisme, le dernier avatar de la notion d’empire. Personne ne met en doute que, pour le meilleur ou pour le pire, au-delà des traditions religieuses et nationales, dépassées et désuètes pour les uns, très puissantes et très dignes d’un attachement nostalgique pour les autres, notre monde, si réduit au regard de l’univers, va vers un gouvernement planétaire. Il mettra, pour s’installer, quelques millénaires, ou, si l’histoire va très vite, peut-être seulement quelques siècles. C’est lui qui affrontera les problèmes d’une humanité aux prises avec l’espace et à la conquête de l’univers au-delà de notre planète reculée, provinciale et si délicieusement folklorique.